[Chronique radio] Toute civilisation est destructrice

Toute civilisation est destructrice

Les gilets jaunes sont dans la rue depuis plus d’un mois maintenant. Le prix du pétrole a été la goutte d’eau de trop pour les classes moyennes et populaires. Cette première revendication ne pouvait pas concerner ceux qui pensent avant tout à l’écologie, puisque nous savons tous que l’exploitation du pétrole et l’usage de la voiture détruisent le monde vivant.

Je tiens à préciser que penser avant tout à l’écologie n’est pas une posture de privilégiés. Nombreux sont les écologistes militants qui sont RSAstes ou chômeurs et pour qui la sobriété n’est ni source de malheur ni source de souffrances. Ces choix de consommation sont importants mais ils ne sont pas suffisants. Si nous voulons arrêter les massacres en cours, nous devons identifier le problème.

L’extermination de la biodiversité est le fait d’une culture dominante dont le mode d’organisation politique et sociale est ce qu’on appelle une civilisation. Nous participons tous, à des degrés plus ou moins importants, au fonctionnement destructeur de cette civilisation. Nous devons accepter notre part de responsabilité si nous voulons enfin devenir adulte et nous émanciper efficacement d’un système socio-techno-économique mortifère qui nous aliène et nous enchaîne à une productivité meurtrière.

Il est important de comprendre que la destruction de la planète est intimement liée aux injustices sociales et à la destruction de nos santés physiques et morales. Le mode de vie des civilisations, et de la civilisation industrielle en particulier, doit être démantelé.

Mais qu’est-ce-que la civilisation ?

L’étymologie du mot « civilisation » provient du latin civis qui signifie citoyen et du mot civitas, état-cité. Au sens strict, le mot civilisation désigne les populations des villes et la ville en tant que telle. La ville est une concentration de citoyens qui, contrairement à un campement ou un village, nécessitent l’importation de nourriture et d’autres denrées nécessaires pour vivre. Les premières villes remontent à plus de 5000 ans et toutes possèdent des bases similaires : de l’Égypte des pyramides aux palais de Cnossos en Crète.

Au XIXe siècle Lewis Morgan parlait d’une transition de la barbarie, un mode de vie agricole, à la civilisation, centrée autour des cités. L’apparition des villes a été caractérisée par l’archéologue Gordon Childe de « révolution urbaine ». Ce passage du campement à la ville n’aurait jamais pu se faire sans une transformation des moyens de subsistance, c’est-à-dire, sans le passage d’une économie de subsistance basée sur la cueillette et la chasse à une économie de subsistance dépendant de la domestication des plantes et des animaux. Ce qui ne veut pas dire que toute domestication mène fatalement au développement des villes, de nombreux peuples actuels pratiquent des formes d’horticulture depuis des centaines d’années sans n’avoir jamais constitué de cité-état. L’agriculture, qui est la domestication des plantes, impose une sédentarisation plus ou moins permanente de la population. La civilisation ne peut naître sans ces deux modes d’existence que sont la sédentarisation et la domestication des moyens de subsistance.

L’amélioration des techniques agricoles au cours du néolithique participe à la croissance démographique et à l’accumulation de réserves alimentaires. Cette accumulation, ou stockage des surplus, facilite le développement d’une élite qui s’en empare sous prétexte de protection. Selon certains archéologues, les silos de stockage furent les premiers temples et leur gardien la première élite. Avec l’extraction des métaux la stratification sociale s’accentue et la constitution d’une élite est de plus en plus visible, notamment par les richesses accumulées que les archéologues mettent au jour dans les inhumations de l’âge des métaux. Lorsque les centres urbains se développent, autour d’un village existant, une élite constituée a déjà la main mise sur les surplus et les moyens de subsistances. Pour nourrir une population toujours croissante, il faut exploiter intensivement les terres alentour et le travail agricole nécessaire à cette exploitation ne peut qu’être laborieux. Les classes laborieuses naissent de l’exploitation des modes de subsistance au fin de nourrir une population urbaine elle-même exploitée par une élite qui, pour maintenir la division des classes laborieuses, encourage la division du travail à grande échelle. Des groupes spécialisés, dans la construction ou dans différentes formes d’artisanat, par exemple, se constituent, complexifiant toujours plus la vie sociale et accentuant la dépendance du plus grand nombre à l’exploitation intense de l’environnement. L’une des premières grande cité connue, datée de 5000 avant J.-C., est Uruk, en Mésopotamie. C’est à Uruk que Gilgamesh aurait régné. Il est remarquable que le mythe de Gilgamesh, premier mythe écrit, relate le déboisement des collines et des vallées d’Irak afin de construire une grande cité. Dès son origine, la civilisation détruit des écosystèmes entiers, dès son origine la civilisation relève du biocide. D’autre part, toutes les civilisations impliquent une certaine militarisation, parce qu’ainsi qu’en témoigne l’histoire, toutes sont expansionnistes, voraces et intensément compétitives.

En séparant les populations de la terre, principal moyen de subsistance (par la chasse, la cueillette, l’horticulture, la permaculture…), la civilisation aliène les humains. La stratification sociale et la division du travail qu’elle engendre condamnent des milliers d’humains à vivre dans l’extrême pauvreté, dans des environnements toxiques et nocifs. L’exploitation intense des terres, indispensable pour alimenter la population des villes, est similaire à l’exploitation intense de la main d’œuvre nécessaire et toujours plus délocalisée, rejetée à la périphérie des centres urbains où se pavanent des citadins toujours plus narcissiques, plongés dans une hallucination collective où seul le monde civilisé, le monde domestiqué, a sa place. Les citadins ne peuvent exister sans cette exploitation intensive, le mépris des villes pour les campagnes provient-il de cette conscience refoulée que sans la destruction en chaîne des territoires, la ville ne serait pas ?

Stanley Diamond écrit : « La civilisation découle des conquêtes à l’étranger et de la répression domestique. » La population s’accroît, les besoins augmentent, les ressources diminuent.

Il faut étendre son domaine d’exploitation, augmenter ses richesses au dépend des autres peuples et des autres existants. Le passage de la chasse cueillette à la domestication est perçu par certains anthropologues comme le passage du biocentrisme à l’anthropocentrisme. Si certains peuples connaissent la domestication sans nier l’importance à d’autres existants, il est indéniable que les civilisations sont toutes fondées sur le suprématisme humain et plus particulièrement le suprématisme de l’humain mâle. Les civilisations sont patriarcales et érigent la virilité en norme sociale, elles célèbrent le pouvoir et la violence, glorifient la militarisation. Elles érigent des monuments à la gloire de l’élite, des batailles et des armées, condamnent femmes, enfants et esclaves à la sphère domestique, exterminent des écosystèmes entiers, exploitent les autres espèces pour les spectacles et divertissements, etc. La démesure — l’hubris —, est ce qui définit le mieux la civilisation.

Pour maintenir son aura de séduction, les civilisés privilégiés inventent le mythe du progrès. Les civilisations nous promettent vie éternelle, santé éternelle, richesse éternelle, confort éternel, satiété éternelle, amour éternel, etc. Un jour, comme l’a si bien dit un étudiant de la Silicon Valley, l’homme cessera d’être un sac à viande. Voilà la promesse de toute civilisation qui condamne l’humanité à vivre aliénée de la terre et des terriens. Nous pouvons aujourd’hui affirmer que le progrès est un mythe, que la vie dans les cités est destructrice et que notre civilisation, qui anéantit le vivant, est plus dangereuse que toutes celles qui l’ont précédée.

La violence de notre civilisation, patriarcale, raciste, militaire, capitaliste, mondialisée et mécanisée, est extrême :

  • chaque année, ce sont plus de 120 000 filles et de 30 000 garçons de moins de 18 ans qui sont victimes de viol ou de tentative de viol : 81 % des victimes de violences sexuelles ont subi les premières violences avant l’âge de 18 ans, 51 % avant 11 ans, et 23 % avant 6 ans ;
  • plus de 400 personnes sans domiciles sont mortes dans la rue en 2018 ;
  • Il ya plus 45 millions d’esclaves dans le monde, plus que jamais dans l’histoire : prostitution, pornographie, esclaves domestiques, enfants-soldats, etc. ;
  • 40 % de l’ensemble des décès humains seraient liés à la pollution de l’air, de l’eau et des sols, ce qui correspond à 63 000 décès par jour lié à la pollution et dans d’atroces souffrances. Un homme sur trois meurt d’un cancer : les substances toxiques sont dans l’air que nous respirons, dans nos assiettes, dans nos maisons, dans le lait maternel ;
  • la faim dans le monde ne cesse d’augmenter : en 1950, 20 % des 2,5 milliards de la population souffrait de malnutrition, en 2017 ce sont 57 % des 6,5 milliards de la population, soit plus de 3 milliards de personnes qui souffrent de la faim ;
  • 30 % de la surface du globe est menacée de désertification, dont 70 % des terres arides, 52 000 km² sont transformés en désert chaque année ;
  • 200 espèces disparaissent chaque jour, 90 % des grands poissons ont disparu des océans, 97 % des forêts ont été détruites, 70 % des insectes ont disparu, plus de 200 espèces s’éteignent — sont exterminées — chaque jour.

Toutes ces violences ne sont pas les conséquences de la nature humaine mais d’une culture qui détruit les terres et contre laquelle nous devons combattre. Chaque nouvelle étude nous prouve que le réchauffement climatique se produit bien plus vite que prévu. La destruction du vivant a commencé il y a longtemps ; l’amnésie écologique et l’aliénation industrielle nous font oublier la diversité des forêts dont les arbres anciens, indispensables pour d’innombrables raisons, étaient vénérés ; nous avons oubliés la gaîté de nos rivières où frayaient par milliers les saumons, exterminés en quelques siècles par les barrages, les moulins et la surpêche ; nous avons oubliés les phoques paressant sur le sable de nos plages, les baleines et les dauphins chahutant l’horizon marin. Toute culture qui se fonde sur la destruction perpétuelle des équilibres et des dynamiques du monde naturel est vouée à périr avec lui. Nous devons comprendre que la santé de la biosphère est primordiale. Ainsi que Derrick Jensen l’écrit : « Le premier principe de la soutenabilité est et doit être que la santé de la terre est primordiale, et que tout le reste — vraiment, tout le reste — lui est subordonné. »

Aucune culture ne vaut plus que cette vie terrestre dont nous dépendons tous et qui ne peut perdurer qu’à l’état sauvage.

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